Il n'est pas rare que je sois encore sollicité, soit directement par un (e) lanceur (se) de javelot de bon niveau, soir par un entraîneur de lancer ou d'épreuves combinées, par rapport à une blessure récurrente au niveau de l'épaule dominante qui n'arrive pas à être stabilisée sur le plan algo-fonctionnel, rendant impossible tout entraînement spécifique ou toute compétition.
A cette occasion qu'il me soit permis de rappeler que le haut niveau et à fortiori le très haut niveau, n'est l'apanage que de quelques uns ou unes, dotés d'une intelligence motrice hors du commun, cette dernière se définissant comme une adaptation optimale aux diverses situations avec résolution de tous les problèmes moteurs rencontrés (intelligence motrice que les professeurs d'EPS se doivent de développer chez tout enfant scolarisé et que les entraîneurs de lancers doivent amener à leur quintessence (et à ce propos il semble que les promesses d'allonger les heures d'EPS en milieu scolaire ne seront pas tenues) . Le socle de cette intelligence motrice est comme l'a si bien démontré Alain Piron, la sensori-motricité du mouvement à partir de laquelle elle se met en place par étapes successives de construction et de stabilisation avec participation active de la mémoire et de l’expérience qui sont essentielles afin de différencier ce qui permet la réussite de ce qui provoque l’échec, puis intégration du fruit de cette différenciation par exploration des extrêmes et ajustement progressif des réponses.
Et si lancer loin est l'apanage d'un tout petit nombre, c'est avant tout lancer bien, l'acquisition du geste technique juste, étroitement lié aux qualités de force/vitesse, de coordination et d'adresse est fondamental et loin d'être un long fleuve tranquille.
Avoir un gabarit hors nombre est un plus indéniable, mais sans un travail acharné de force/vitesse des membres supérieurs et inférieurs, cet avantage naturel disparaît.
On peut ajouter que les contraintes articulaires et rachidiennes pour acquérir l'indispensable force explosive allant au delà des seuils de résistance physiologique de l'appareil locomoteur, la blessure est omniprésente à très haut niveau, d'où l'impérieuse nécessité d'un encadrement médical de proximité de qualité que l'on ne saurait trouver sous les sabots d'un cheval. Feindre d'ignorer cette évidence c'est faire prendre un risque inconsidéré à nos meilleurs lanceuses et lanceurs.
Petit rappel pour ceux très nombreux (plus de 3 millions de visiteurs après 13 années d'existence) qui continuent à lire mes différents écrits dans mon blog "un médecin du sport vous informe" toujours consultable sur internet :
1- le lancer de javelot est le plus ancien et le plus naturel des Lancers. Nos lointains ancêtres se le sont approprié à la fois pour se nourrir et se défendre. Introduit, tout comme le lancer de disque, dans la Grèce antique aux Jeux Olympiques de 708 av J-C, il va constituer l'une des cinq épreuves du pentathlon et jusqu'à l'effondrement du monde grec il est resté l'une des activités les plus pratiquées dans tout le bassin méditerranéen.
En 1908 c'est tout naturellement qu'il a été réintroduit aux Jeux Olympiques modernes. La masse du javelot est de 800 g chez les Hommes et de 600 g chez les femmes et le lancer de javelot est un lancer extrêmement technique et traumatisant.
Contrairement aux 3 autres lancers (poids, disque, marteau), sa course d'élan est longue (30m) et dans un premier temps, c'est une course classique, javelot placé sur le côté; dans un deuxième temps dit de préparation, le lanceur placé de profil se déplace en pas croisé (Hop), javelot placé au niveau de la tempe et bras lanceur en position d'armé; dans la dernière phase avant lancer, la course est arrêtée violemment sur un double appui et toute la vitesse de déplacement est transmise dans l'épaule, laquelle va se détendre comme une fronde pour propulser le javelot le plus loin possible, avec des contraintes au niveau de son plan antérieur (ligaments glénoïdaux-huméraux et bourrelet glénoïdien) allant bien au-delà de leur résistance naturelle.
2- l'aptitude à lancer loin est d'origine phylogénétique, progressivement acquise au cours du développement de notre espèce humaine et rendue possible grâce à l'extraordinaire souplesse des structures gléno-humérales de l'épaule qui a cette qualité biomécanique naturelle de pouvoir étirer son plan antérieur :
- capsule lâche et parsemée de solutions de continuité (propice aux luxations antérieures)
- ligament stabilisateur gléno-huméral inférieur
- hauban antérieur du tendon du long biceps.
Le revers de la médaille de cette souplesse antérieure d'épaule et de son extrême mobilité est une instabilité antéro-inférieure permanente avec potentiel de sub-luxations, voire de luxations antérieures pour les plus laxes et base de toutes les pathologies de surcharge dans les lancers.
3- anatomiquement et biomécaniquement le plan capsulo-ligamentaire antérieur de l'épaule est particulièrement lache an niveau de la capsule de recouvrement articulaire et donc taillée pour être une articulation naturellement mobile. Le plan capsulaire est renforcé par les 3 ligaments gléno-huméraux et le labrum ou bourrelet glénoïdien est une structure fibreuse épaisse qui s'insère en anneau autour de la glène de l'omoplate et réalise une sorte de "joint articulaire". Il permet d'augmenter la stabilité primaire de l'épaule qui en a bien besoin dans le lancer de javelot et se trouve, avec le ligament gléno-huméral inférieur, particulièrement contraint en position d'armé du bras lors de la phase de propulsion du javelot.
Vue antérieure de l'articulation gléno-humérale de l'épaule
Labrum ou Bourrelet G.
4- cliniquement lorsqu'on examine l'épaule dominante des lanceurs (ses), elle présente des modifications dîtes adaptatives :
- hypertrophie musculaire généralisée
- hypotrophie des muscles rotateurs externes (infra épineux et petit rond)
- hyperlaxité naturelle ou acquise de sa partie antérieure et inférieure, rétractée dans sa partie postérieure, avec un excès de rotation externe de plus de 9° et un déficit de rotation interne de 15° en moyenne (Philippe Valenti).
- augmentation de la translation antérieure de la tête humérale en abduction/rotation externe
- modifications osseuses avec accentuation de la retroversion de la tête humérale et de la glène de l'omoplate.
5- physiologiquement les muscles rotateurs internes et externes de l’épaule sont des éléments influençant la performance dans les sports de lancer et les adaptations musculaires induites par la répétition de ce geste de lancer du javelot et la recherche de performances doivent être considérés comme des facteurs de risque de blessure de l’épaule par déséquilibre musculaire.
6- sur le plant anatomo- pathologique l'instabilité gléno-humérale antérieure correspond à une lésion du labrum et du ligament gléno-huméral inférieur et constitue la lésion primaire chez un (e) lanceur (se) de javelot.
7- le recours à l'avis d'un chirurgien spécialiste de l'épaule doit intervenir rapidement dès le diagnostic d'instabilité primaire gléno-humérale posé et lorsque la stabilité des lésions primaires n'est pas acquise malgré une prise en charge bien conduite de plusieurs mois, c'est sans trop attendre que cette instabilité antérieure doit être corrigée chirurgicalement avant toute lésion secondaire.
La prévention au niveau de l'épaule
L'épaule devrait pouvoir bénéficier d'un travail spécifique de renforcement excentrique des rotateurs externes, d'un étirement des rotateurs internes raccourcis et faire l'objet d'une évaluation isocinétique de la force des rotateurs d'épaules et d'une prise en charge en médecine de rééducation spécialisée.
Dr LP
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